En mars 2017, le HuffingtonPost relayait un article de blog en anglais rédigé par le Dr Travis Bradburry qui s’autoproclame « principal fournisseur mondial d’intelligence émotionnelle » : 11 signes que vous manquez d’intelligence émotionnelle. Il y avançait l’idée que l’intelligence émotionnelle explique pourquoi des personnes au QI moyen « sont plus performantes que d’autres au QI plus élevé. » Haro sur les HPI !
La pauvreté émotionnelle, une fable moderne
Parmi les signes que l’auteur cite, on relève : vous stressez facilement, votre vocabulaire émotionnel est limité, vous êtes rancunier, vous n’oubliez jamais vos erreurs, vous ne vous mettez jamais en colère et vous ne connaissez pas vos points sensibles.
Ce ne sont que des éléments de comportement totalement subjectifs qui peuvent concerner tout le monde à un moment donné dans sa vie. Selon l’auteur, il y aurait donc des personnes pauvres émotionnellement sur le simple fait qu’ils expriment des humeurs naturelles ou parce qu’ils sont réservés.
Ce genre de billet de blog peut être particulièrement pernicieux et blessant. Personne n’est pauvre émotionnellement. En dehors des pathologies spécifiques comme les schizophrénie ou les psychopathies, tous les humains ont des ressentis et des émotions. C’est dans leur mode de valence (positif ou négatif, fort ou faible) et d’expressivité que la différence réside.
Et si les déficits émotionnels étaient des protections ?
Dans un article précédent, j’ai montré que la recherche mettait en lumière des comportements psychologiques différents de retrait émotionnel. Certains d’entre nous ont des difficultés à ressentir des émotions. D’autres parviennent plus difficilement à les exprimer.
«Taire ses émotions, ne plus éprouver de plaisir ou encore avoir du mal à être au clair avec le flot de ses émotions représentent différents moyens de traiter ses émotions »
Aurélie Pasquier, Santé mentale, avril 2013
Dans un court article publié en avril 2013 dans la revue Santé mentale, Aurélie Pasquier, maître de conférence en psychologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille, a proposé une liste de déficits émotionnels rencontrés dans des séances de thérapie.
Qu’il s’agisse d’anhédonie (perte de plaisir), d’émoussement affectif (diminution voire absence de réactions) ou d’alexithymie (absence de mots pour décrire les émotions), ces réactions peuvent relever d’une stratégie adaptative comme une façon de se protéger contre des émotions négatives pour moins souffrir. Ce sont bien entendu des symptômes que l’on retrouve également dans des pathologies sévères comme la schizophrénie mais on s’attachera toujours à explorer toutes les signes de la maladie avant de conclure.
Non, le retrait émotionnel n’est pas toujours pathologique
Aurélie Pasquier précise : « L’extinction temporaire des émotions peut ainsi intervenir à la manière d’une défense pour l’équilibre psychique, sans que celui-ci souffre d’un trouble reconnu comme tel. » Le retrait émotionnel, quels que soient sa forme et son canal d’expression, ne relève pas obligatoirement de la pathologie. On peut choisir volontairement ou non de recourir à une stratégie de distanciation pour ne pas blesser sa psyché avec un choc émotionnel.
Les médecins relèvent, non seulement, que cette modalité de fonctionnement est présente aussi bien dans la population générale que dans diverses pathologies, surtout pour l’alexithymie, mais également qu’il s’agit parfois d’un processus adaptatif provoqué par certaines situations sans qu’il devienne une caractéristique permanente du comportement de la personne.
Une pratique courante et invisible
La mise en retrait émotionnelle, volontaire ou non, nous concerne donc tous. Nous la pratiquons dans de nombreuses circonstances, à des degrés divers, pour nous protéger temporairement ou durablement d’une agression potentielle ou avérée. Certains y ont recours pour éviter une situation émotionnellement difficile dans leur quotidien professionnel, d’autres le manient presqu’instinctivement dans des circonstances qu’ils savent potentiellement risquées.
Cette distanciation ne fait pas de nous des personnes moins intelligentes émotionnellement. Elle traduit une crainte d’être blessé(e) dans sa psyché et peut constituer une stratégie efficace d’évitement des situations de trop forte intensité sensorielle et émotionnelle. Pour certains, cette stratégie remonte à une traumatisme provoqué par un choc émotionnel important.
Et de tout cela, rien n’est visible, à peine remarque-t-on que la situation ne provoque pas la même réaction que chez d’autres. On dira alors que que la personne est au mieux “blasé”, au pire “insensible” alors qu’elle n’est finalement qu’en position de protection.
Un phénomène décuplé chez les profils à haut potentiel
Les études actuelles sur le Haut Potentiel avancent l’idée qu’ils vivent une existence semblable à tous mais dans des proportions décuplées par un fonctionnement cognitif particulier. Leurs sensations et leurs émotions sont, chez beaucoup, plus intenses à cause de certains processus intellectuels : pensée extensive, grande capacité de mémorisation, ultra-lucidité et intuition développée. iI serait trop long de les décrire en détail ici.
Le retrait émotionnel du HP présente une caractéristique supplémentaire. Le sentiment de décalage qu’ils ressentent très fréquemment peut les conduire à se mettre en retrait pour éviter une exposition qui renforce leur impression de mise à l’écart. Il s’agit donc bien, là encore, d’une stratégie de protection. Cette pratique, répétée, peut s’ancrer dans la personnalité sociale du haut Potentiel, personnalité que Winnicott a appelée “faux self”. La place de cette personnalité de façade est très bien décrite sur le blog “Rayures et ratures”.
Le retrait émotionnel n’est pas une maladie, un défaut d’émotion ou une incapacité à partager. C’est peut-être le meilleur moyen que chacun trouve parfois pour rendre son quotidien vivable à ses yeux. Les profils à Haut Potentiel ont des raisons supplémentaires de chercher à se mettre en mode protecteur quand le décalage est trop fort avec les autres.
Pour réguler un retrait émotionnel, en comprendre le processus est une étape fondamentale. Ne serait-ce que pour déconstruire les stéréotypes faciles comme “tu manques d’intelligence émotionnelle”, “tu es blasé(e)”, ou encore “tu es vraiment trop insensible.” Il existe ensuite des stratégies pour contrer ses effets, ponctuellement et à moyen terme. Je les aborderai dans un prochain article.